Plaît-il?



Il y a ce qui nous plaît et ce qui nous plaît vraiment.
Dans la première catégorie, je mettrais les petits plaisirs à la Amélie Poulain : le premier doigt de pied pénétrant l’eau que personne n’a encore touchée (la fille au maillot de bain bleu turquoise, au bonnet et aux lunettes qui lui laissent des marques autour des yeux deux jours durant, c’est moi) ; le retour de la piscine pédalant dans une espèce de ouate enivrante (la fille qui sourit d’un air béat sur son vélo dans les boulevards embouteillés et pollués de Bucarest, c’est aussi moi)  ; les nuit bleues lorsque mon chat vient se blottir dans le creux de mon cou et ronronner à mon oreille, me racontant tout ce qu’elle a fait de sa journée, tout ce à quoi elle a assisté juchée sur son trône d'où elle voit tout le boulevard Stefan Cel mare ; les nuits blanches lorsque, parcourant les rues de la ville, mon amie la lune me guide et me réchauffe ; les jours de pluie lorsque je peux me glisser dans ma cape rouge et me faire superwoman ; les soirs d’été lorsque l’odeur du tilleul envahit les terrasses de café et les jardins de Bucarest ; les retours de France lorsque je franchis les portes automatiques de l’aéroport Henri Coanda, légère comme une danseuse étoile, prise d’une incontrôlable envie d’entamer un pas de deux avec le premier chauffeur de taxi qui viendra m’accoster (la fille qui part de Bucarest les yeux tout rouges et qui revient de Paris – le grand Paris ! – les yeux brillants, c’est moi) ; le regard de l’enfant qui vient de lire et d’aimer le même roman que j'avais dévoré quand j'avais son âge…

Mais il y a plus, il y a ce qui me plaît vraiment : « Qu'ils fassent ce qui leur semble bien, tant que je peux continuer à faire ce qui me plaît. » dit l’un des personnages de Cinq photos de ma femme, roman d’Agnès Desarthe que j’affectionne tout particulièrement.
Dans cette phrase, il me semble que tout est dit, que tout me dit…
Etre libre de faire ce qui me plaît et qui ne plaît pas aux autres.

Emprunter les chemins les plus tortueux quand les autres choisissent les sentiers dégagés ; monter les marches alors que les autres prennent les escaliers roulants ; traduire les auteurs roumains les moins commerciaux quand la plupart des traducteurs décident par instinct de survie de se concentrer sur les textes qui rapportent ; choisir les produits installés tout en haut des rayonnages des supermarchés au lieu de prendre ceux qui se trouvent à ma hauteur ; vivre à Bucarest, ville qui ne fait pas partie des villes que l’on choisit, ville que l’on abandonne plutôt que l’on rejoint, ville que l’on rejette plutôt que l’on encense; vivre au pays de la lumière obscure au lieu de rester au pays dit des Lumières...

Mais pourquoi? me direz-vous. Pourquoi se compliquer la vie ? Pourquoi ce qui me plaît vraiment passe forcément par un processus tordu ?
Parce que les chemins tortueux sont les moins empruntés ; parce que les marches que l’on monte vous font davantage prendre conscience des hauteurs qui vous entourent  et remettent en question votre position et votre rapport au monde ; parce que les auteurs non commerciaux sont les meilleurs, les plus honnêtes, les plus originaux, les plus émouvants, les plus fidèles ; parce que les produits posés tout en haut des rayonnages sont les meilleurs (rassurez-vous, je n’irais pas jusqu’à dire qu’ils sont émouvants.…) ; parce que Bucarest est une ville mal-aimée et mal connue, une ville qui renaît lentement de ses cendres et offre la même possibilité à ses habitants, parce qu'elle est une ville qui se comprend avec le temps, dont la beauté se révèle, se réveille quand on a le désir et la patience de s’en occuper, comme on peut entretenir, polir, un vieil objet malmené par les années, mis au rebut dans un grenier…

Faire ce qui nous plaît sans nous préoccuper des qu’en dira-t-on, de ce que font les autres, comment ou pourquoi ils le font : un droit, une liberté, celle de vivre comme bon nous semble.

Article publié dans Dilema Veche, n° 439 (12-18 juillet 2012)


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