Le premier jour de ma nouvelle vie



1er septembre 2014, veille de rentrée, je fais mon sac comme je faisais mon cartable il y a quelques années.
Demain, je retrouverai les élèves que j'ai quittés en juin, ils auront deux mois de plus, ils auront grandi, mûri, mué... Ils feront leur rentrée qui chaque année passant est une autre naissance, le premier jour d'une centaine d'autres qu'ils passeront dans un monde nouveau, différent de l'année d'avant.
Je me revois moi aussi ces veilles de premier jour de classe, fébrile et excitée à l'idée de rejoindre l'autre monde, de quitter les vacances d'été qui me paraissaient durer une éternité. Je préparais minutieusement mon cartable en velours rouge et bleu, je glissais ma trousse tâchée d'encre dans la poche avant, et dans la poche arrière, ma règle toute neuve que j'avais moi-même achetée au supermarché, devant faire des coudes aux mamans dont les chariots étaient remplis de fournitures roses et brillantes et d'enfants souriants. Je regardais les soufflets de mon cartable qui bientôt accueilleront mes nouveaux manuels que je revêtirais d'un manteau étincelant et d'une étiquette sur laquelle j'écrirais soigneusement mon prénom, mon nom et ma classe. Après le cartable, je prenais mon bain, j'enduisais ma peau de crème pour dissimuler les plaies survenues durant l'été, je tressais mes cheveux et me glissais dans mon lit, sous celui de ma sœur, qui venait de passer par le même rituel (sans les crèmes).

Cette nuit-là, nous ne dormirons pas, nous attendrons.

2 septembre 2014, dans une cour d'école à Bucarest, à quelques milliers de kilomètres de la cour dans laquelle j'avais fait mes premiers pas de collégienne il y a quelques milliers d'années, au premier étage de l'école où j'enseigne désormais, je vois d'autres enfants, projetés dans la cour des grands, écrasés par leurs cartables géants et leur cœur palpitant de peur et d'excitation. En deux mois, ils sont passés du statut des plus grands de leur école à celui des plus petits. Ils regardent avec un mélange d'admiration et de crainte ces adolescents de 17 ans qui ce même 2 septembre, célèbrent le premier jour de leur dernière année de lycéen, devenant officiellement les plus grands, ceux qui 10 mois plus tard, se verront attribuer le diplôme leur permettant de quitter les bancs de cette école désormais devenue trop petite pour eux. Entre les très petits et les très grands, j'entraperçois les moyens. Ces « entre deux » ni trop enfant, ni trop adulte, dont la peau est en pleine transition, boursouflée, rouge ou rosée, dont la voix est en mutation, jouant alternativement du grave et de l'aigüe dans toutes les matières (pas seulement en classe de musique), dont les formes sont vouées à toutes les déformations que leur inconscient leur impose, dont les sens sont en totale exacerbation, dont les réflexions sont propices à de nombreuses perturbations.

2 septembre 1992, perchée sur mon vélo, j'approche de la grille de l'école, à quelques roues de distance de celui de ma sœur que je suis comme la lumière du phare. Chaque été resserre nos liens, comme les épreuves peuvent rapprocher les êtres isolés, chaque fin d'été est une séparation, la coupure du cordon qui nous a maintenu à la surface tout l'été, qui nous a empêché de couler. C'est une fine déchirure, un vide et l’asphyxie soudaine car en même temps que nous pénétrons la cour du collège, nous refaisons surface, nos poumons se gorgeant brusquement d'air frais et nourricier.
J'entends encore la cloche sonner, celle qui célébrait la fin de notre mise en quarantaine, la fin de l'été qui me semblait n'avoir été qu'une succession de longs dimanches tristes.


Chaque rentrée était un premier jour, la promesse d'une nouvelle vie. Chaque rentrée est encore un premier jour, la promesse d'une enfance réchappée.

photo : Les écolières - Robert Doisneau

Texte initialement écrit pour Dilema Veche (traduit en roumain par Ana Maria Sandu, que je remercie)

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