Interview de soeur à soeur

Mon roman Une vie en milonga est sorti mercredi aux éditions de L'Ecole des Loisirs - collection Médium.
A cette occasion, ma sœur, Marie, m'a posé quelques questions. 
De sœur à sœur et un peu plus encore...


  • Ce livre raconte l’histoire d’une adolescente, Alma, prise dans les flux et reflux familiaux. Son petit frère Angelo est sourd, ses parents sont dépassés et réagissent chacun de manière différente à la situation. Et Alma est là avec sa lumière, ses doutes, ses questionnements, sa force aussi. Qu’avais-tu envie de circonscrire à travers ce nouveau roman ? Quel a été le déclic de cette histoire ?

« Une vie en milonga » est d'abord l'histoire d'une famille, c'est d'ailleurs le mot préféré d'Angelo en langue des signes (LSF) : « “famille ”, deux mains prenant le monde pour l’amener vers l’axe du cœur, comme l’on dessinerait les contours du bonheur ». Dans ce roman, le geste est d'autant plus grand et plus beau que la famille dépasse les liens du sang, qu'elle rassemble aussi les clients habitués du Sans Souci, le café tenu par les parents d'Alma et Angelo, les amis d'Alma et, un peu plus loin dans l'histoire, les habitants de Brest.
La famille est un motif que j'aime explorer en écriture. Je l'aime pour l'immensité qu'elle contient, pour tous les possibles qu'elle sous-tend, pour ses fêlures aussi, et parce qu'à travers elle, je peux explorer d'autres sujets, comme l'altérité, la honte, les manques... la différence aussi, comme dans « Une vie en milonga », où je l'aborde à travers Angelo, qui n'entend pas mais veut se faire entendre. Son personnage m'est apparu dans le bus 69 que je prends chaque jour pour aller travailler. A l'époque où ce roman prenait forme dans mon esprit un père et son fils sourd prenaient souvent place en face de moi. Ils parlaient en langue des signes et j'étais fascinée par leurs expressions du visage et leurs gestes, par la beauté de leur relation essentiellement basée sur le regard. Chaque jour, j'étais heureuse de prendre le bus rien que pour observer leurs mains danser et leurs visages s'animer de tous ces mots qu'aucune langue ne pourra jamais nommer. Cette « rencontre » s'ajoutait à une chose que je sentais grandir en moi depuis un certain temps. La sensation, l'intime conviction même, que nous parlons souvent sans parvenir à nous faire entendre et que parfois nous ne savons plus utiliser les mots, que certains mots sortent trop vite, trop fort, blessent, écorchent, embarrassent, alors qu'une expression du visage est mille fois plus douce et plus juste, et qu'elle n'est jamais mensongère.


  • Tu dresses le portrait d’un monde du silence, ton livre fourmille d’indications concernant la langue des signes, la lecture labiale ou encore les implants cochléaires. Ce qui est original, c’est que tu fais le portrait d’un garçon qui refuse ces implants, chose peu développée, il me semble dans les romans. Comment as-tu mené tes recherches ?

Je voulais à tout prix décrire par petite touches, mais le plus justement et délicatement possible, la manière dont Angelo et Alma parlent en LSF, la beauté de cette langue, et son caractère si vivant, si expressif, afin que les lecteurs aient la sensation d'être avec eux, au Sans Souci, et de les regarder signer. Pour cela, j'ai pris 5 cours de LSF via skype pour apprendre quelques bases : l'alphabet, la syntaxe, des mots de vocabulaire. Et j'ai fait des recherches documentaires sur Internet et en médiathèque pour m'immerger dans la culture sourde et connaître l'histoire des sourds et de la LSF, leurs combats passés et présents pour vivre avec leur différence, pour avoir le droit de parler en LSF, pour que les enfants puissent bénéficier d'une scolarité bilingue LSF/français écrit et vivre tels qu’ils sont, sans forcément porter des implants cochléaires, ces appareils malheureusement souvent inefficaces et douloureux à supporter. Il y a une trentaine d’années, l’implant cochléaire faisait figure de révolution dans la prise en charge de la surdité. Mais cela ne marche pas pour tous les sourds. Bon nombre de personnes appareillées ne parviennent jamais à différencier les sons et ressentent tout un tas d'effets indésirables (maux de tête, fatigue, vertiges, sons transformés, exacerbés, amplifiés) causés par ces objets implantés dans leur tête, ces inconnus électriques et métalliques qui les obligent à entendre des sons qui ne sont pas naturels et dont elles ne veulent pas. J'ai ainsi découvert que de nombreux enfants sourds ont été contraints à porter ces implants et à oraliser, donc à parler une langue, le français oral, qui n'était pas la leur car pour encore beaucoup de monde, la réussite professionnelle, sociale, personnelle passe obligatoirement par la langue orale, soit si on veut aller plus loin, par l'effacement de sa différence.

  • Il y a souvent dans ta production, des personnages obstinés, qui sont obligés de grandir plus vite qu’il ne le faudrait. Dans « Une vie en milonga », Alma a à coeur de prendre en charge les problèmes de son frère ou de ses parents. La plupart de tes personnages principaux ou narrateurs veulent « réparer le fil abîmé », Peux-tu en dire plus ?

Si je peux me permettre une métaphore, je crois que mes personnages sont des petits soldats du quotidien, enrôlés de force dans une guerre qu'ils n'ont pas décidée, des enfants obligés de porter des soucis trop grands pour eux, comme des vêtements qui ne seraient pas à leur taille. Mais un soldat est aussi un être qui résiste, qui crée son propre chemin afin de sortir de l'obscurité. En tant qu'auteure pour la jeunesse, il est de mon devoir de montrer à mes lecteurs qu'il existe un endroit où il y a plus de lumière, plus de réponses, plus de possibles. Et c'est aussi une vision de la vie que je cultive depuis l'enfance. Je vois le bonheur comme une quête permanente. Je crois en l'entêtement qui fait venir les jours heureux. Je crois en chacun d'entre nous, aux possibles que nous avons tous et je crois aux rencontres qui permettent de les déployer. Ernest dans « Solaire » décide, du haut de ses 8 ans, de redonner le goût de la vie à sa grande sœur, Alma dans « Une vie en milonga » veut permettre à son petit frère de vivre comme il l'entend et est prête à déplacer des montagnes pour cela, Florin dans « Strada Zambila » fait des préjugés auxquels il est confronté un déclencheur de vie...


  • Les lieux ont beaucoup d’importance dans tes livres, ils donnent des couleurs différentes à tes histoires (la Roumanie pour « Strada Zambila », Paris pour « Les inoubliables », Brest pour « Une vie en milonga »). Comment les choisis-tu ?

Plus que des décors de romans, je crois que les lieux sont des reflets de la géographie intérieure de mes personnages. Dans « Une vie en milonga », l'histoire se passe à Brest, une ville dont le ciel peut brusquement passer du rose au gris - et inversement - à l'image des humeurs d'Alma qui passe parfois du découragement à l'enthousiasme, de l'inquiétude à l'insouciance, de l'attente au rêve l'emmenant jusqu'en Patagonie, la terre de ses origines. Les lieux sont aussi des refuges, ainsi le café Sans Souci est un abri où Alma et son petit frère aiment passer du temps, écouter les conversations de comptoir, observer le jour se lever, le port s'animer, les premiers clients arriver, les derniers s'en aller.
Depuis que j'ai commencé à écrire, j'aime varier les paysages, les villes et les pays, ainsi d'un roman à un autre, j'emmène mes lecteurs à Bucarest, Saint-Malo, Brest, Paris, Buenos Aires, Ushuaia... des lieux que je connais plus ou moins, des lieux que l'écriture et la maturité m'ont appris à regarder différemment.


  • Le lien frère-sœur est aussi essentiel dans ta production. En rien, il n’est anecdotique, encore plus dans « Une vie en milonga ». Quelle force ou quelle faiblesse exprime-t’il ? Car si le lien est fort, il est aussi contrasté, il peut enlever de la légèreté...

L'amour au sein des fratries de mes romans est une force qui permet aux enfants de résister face à l'adversité, un filet qui leur permet de ne pas tomber, une mappemonde sur laquelle ils avancent et grandissent grâce à l'autre, malgré l'absence ou la défaillance des parents. La puissance, l'unicité de l'amour fraternel, c'est qu'elle fonctionne sur le principe du relais : lorsque l'un s'arrête, l'autre court à sa place, jusqu'au moment où il n'en pourra plus et sera relayé par le premier qu'il a secondé, et ainsi de suite, dans une sorte de course infinie au bonheur où on ne franchit pas les obstacles pour soi, mais pour l'autre.


  • Alma est un personnage lumineux et océanique. Quelle chanson, quel livre, quel film associerais-tu à ce personnage ?

Si Alma était une chanson, elle serait « La vie vole » de Miossec, car elle parle, elle pleure, elle rit, elle veut de la lumière, elle veut le ciel même s'il est gris.
Si elle était un livre, elle serait un poème (pardon, je contourne ta question) de Jorge Luis Borges, intitulé « Ma vie entière » ;
Si Alma était un film, elle serait « Le Château dans le ciel « de Miyazaki car elle plonge dans l'Iroise comme elle s'élèverait vers le ciel, « chaque fois un peu plus haut en espérant, un jour, frôler les étoiles. »


  • Peux-tu nous expliquer, sans rien divulguer, le titre de ton roman ?

La milonga est une danse d'Argentine, un tango vif et enjoué, une insurrection de désirs et d’émotions endormis, c'est le cœur qui prend le pouvoir, c'est le lâcher-prise, la douceur et le retour des instincts rêveurs.
Une vie en milonga est fait de tout ça :-)


  • A quel moment cesses-tu de douter ? (car je sais que tu doutes). Quand le roman est fini, quand il est lu ?

Le doute fait en effet partie de moi. Je pense qu'il est une force, celle qui me fait oublier l'effort, qui me donne l'énergie d'écrire et de retravailler mes textes jusqu'à ce que j'en sois satisfaite. Il est aussi une faiblesse qui peut me faire trembler, tanguer, notamment quand le livre est publié, quand mon roman m'échappe, quand il quitte « ma chambre à moi », et passe dans le monde de la lumière et du bruit, où d'autres gens, les lecteurs, vont s'emparer de mes personnages et de mes histoires. Et puis, arrive un premier retour de lecteur, puis un deuxième, puis un troisième, à chaque fois, un puissant antidote contre le doute, et ensuite, viennent les rencontres dans les écoles, les salons, les médiathèques où les enfants me disent avec leurs propres mots ce qu'ils ont ressenti à la lecture de mes romans. Je suis toujours émerveillée de recevoir de leur part autant d'amour.




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