Quelques poèmes de... Svetlana Cârstean

Mardi, c’est poésie, c’est Roumanie.
Alors on plonge dans Sînt altă ("Je suis une autre") de Svetlana Cârstean et on traduit quelques poèmes extraits de son dernier recueil publié chez Nemira.  

"j’ai attendu le matin pour me comporter comme se comportent
les gens le matin
en premier lieu je me suis regardée dans le miroir
et je n’ai rien trouvé de ce que je connaissais
même le matin n’y était pas
c’était toujours le soir
le soir d’avant
"

 

"cette ombre d’amour
pour laquelle tu traverserais la nuit
cette mer d’ombres
par laquelle tu marches pieds nus
les cheveux défaits
et le sac sur le dos

toi tu sais ce qu’est la beauté
mais cela ne suffit pas
et ne garantit rien
tu dis
il y a tant de beauté ici
tant de beauté alentour
ne détourne pas les yeux
ne regarde pas en arrière

je me suis entraînée pour ce moment
convaincue que ceux qui savent ce qu’est la beauté
font partie de la tribu des vainqueurs inconnus
que ceux qui savent ce qu’est la beauté
ne se blessent pas entre eux
"


"là où se termine le train commence ce que tu laisses derrière toi
et ce que tu laisses derrière toi a une vie à part

il existe une naïveté du texte qui te trahit
et cette naïveté te fait perdre la raison

tu formes depuis que je te connais
un tandem parfait avec l’illusion
"

 

"j’ai des craintes sur les choses, leur évolution
j’ai des soupçons sur la liberté des décisions
j’attends la beauté tardive de leurs répercussions
*
il existe un amour inutilisé
je prends le couteau à viande
je coupe en gros morceaux ce qu’il y a à couper
je les fais glisser dans un bol
je prends un autre couteau je hache finement tous les ingrédients
je prends un morceau de pain j’oublie pourquoi
je l’écrase dans ma main droite
une pluie de miettes tombe
et s’accumule à mes pieds
mais personne n’ose s’approcher
les ramasser les manger
à quoi bon
cet effort de réduire en morceaux
un mouvement mécanique répété
il faut de l’expérience pour ça aussi
à quoi bon si personne n’ose toucher
ce que l’on a coupé
comme si la lame du couteau était encore plantée
dans chacun des petits et gros morceaux
"

 

"je suis la fille du décalage
le résultat de la contorsion
l’effet du non-retour
le bébé avec la tête en bas
je suis le résultat de la beauté pressée et passagère
la conséquence de l’excitation et de l’impatience
je suis l’après-midi où
vous vous êtes rencontrés
et la soirée où elle a décidé
de s’en aller
je suis l’enfant adopté
par un père
et 39 mères
je suis la victoire de la loi qui contraint
la gloire tardive de l’échec
je suis 39 filles non désirées
je suis le phare de Chabla
où chaque marin
sait qu’il est à mi-chemin
(entre Sulina et Istanbul)
entre le père qui a commencé
et le père qui
a terminé
entre ce qui aurait pu être
et ce qui vient
je suis le plaisir de polir les coins
et d’arrondir les angles
je suis la fille des interdits
et l’instinct de survie
"

 

"maintenant tout est très peu
et quand le peu se termine
le suivant peine à venir
un autre peu
et à chaque peu
s’ajoute encore un peu
un si petit peu
qu’il ne rime jamais à rien
"


"et qui suis-je ici et qui ne suis-je pas
et qu’est-ce que je connais de moi et ne connais pas
et qu’est-ce que je laisse partir et parviens à retenir
quand aucun miroir n’est suffisant pour tout voir
quand un miroir se tient toujours entre moi et moi
et que seul ce que je vois sans me regarder
est vraiment moi
"

 

"Je lui ai dit
Je suis une autre
Faire mon portrait ne sert à rien
Je suis toujours une autre
"


"j’essaie de me dévêtir avec style devant la caméra
de placer mon visage dans le rectangle d’or de l’android
de corriger mes fautes de grammaire sans tarder
et d’effacer les messages inappropriés
ou sources d’ambiguïté
j’essaie de trouver le meilleur angle virtuel
pour moi
et surtout pour toi
ici où ce n’est pas le corps le plus important mais l’angle
par lequel tu me vois
pour savoir exactement ce que tu imagines sur moi
"

 

"j’ai vu des morts ayant survécu à nous les vivants
glorieux
et naturel
leur triomphe
nous a convaincus
que la mort n’est pas le meilleur moyen d’oublier
"



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