Madame Biscornue
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ilustratie/illustration : Irina Dobrescu |
Madame Biscornue
Il existe sur terre,
notre terre qui, dit-on, est ronde, une madame Biscornue, ni dodue,
ni joufflue, mais pointue.
Madame Biscornue est de
forme géométrique, même toi, même moi, nous pourrions facilement
et rapidement la dessiner avec un crayon bien aiguisé, en s’aidant
du quadrillage d’une feuille à grands carreaux. A la place des
mains, des jambes et de la tête, Madame Biscornue a des membres
rectangulaires et triangulaires.
Madame Biscornue est
quelqu’un de carré.
Pour le plus grand
malheur de Madame Biscornue, le monde dans lequel elle vit, et dans
lequel nous vivons aussi, est, dit-on, rond (comme je suis moi aussi
quelqu’un de carré, je préfère me répéter pour que tout soit
clair).
Mathématiquement
parlant, l’équation « Madame Biscornue + Terre ronde » :
ça ne roule pas (et tant pis pour le mauvais jeu de mots).
Dans la prairie, Madame
Biscornue ne peut pas se rouler dans l’herbe toute fraîche et
toute verte. Enfin si… elle peut, mais au lieu de dévaler le
champ, Madame Biscornue arrache tous les brins d’herbe et même les
pâquerettes et même les pissenlits. Les enfants et surtout leurs
parents ne sont pas vraiment contents.
Mais un carré ne peut
pas rouler et Madame Biscornue n’y peut rien.
Lorsque Madame Biscornue
prend le bus chaque matin pour aller à son travail, c’est encore
pire que dans la prairie.
A huit heures et demi du
matin, le bus est plein de gens qui ont de vraies jambes et de vraies
mains, un vrai corps plutôt en chair qu’en os. Serrés les uns
contre les autres, alignés comme les zéros du chiffre le plus grand
et le plus long qui existe (s’il existe), ils attendent mollement
le moment où ils pourront descendre du bus. Quand les portes
s’ouvrent et que madame Biscornue monte, c’est la panique :
« Aie !! », « Ouille !!!! »,
« Aaaah !!!!!!! ».
Madame Biscornue essaie
de se faire toute petite et de se trouver un petit coin mais elle n’y
arrive pas. Elle dit de sa voie aigue : « Pardon
Madame… », « Pardon Monsieur… », mais les gens
n’écoutent pas et tentent de s’écarter sur son chemin et comme
le bus est surchargé, ils ne peuvent pas beaucoup s’écarter et
Madame Biscornue est bien obligée de se coller à eux (ou plutôt de
se piquer à eux).
Un carré au milieu de
zéros est scientifiquement impossible, c’est même dangereux,
dit-on.
Madame Biscornue est une
ingénieure très très intelligente, elle aurait pu faire une très
très grande carrière, elle aurait pu être très très célèbre et
très très riche. Malheureusement, son domaine de spécialité est
le pneumatique. Toutes ces études universitaires ont porté sur ce
très grand sujet, elle a élaboré des brevets, elle a inventé
toute sorte de pneumatique, elle a réalisé et proposé plein de
modèles tous plus révolutionnaires les uns que les autres. En tout
cas, sur le papier, ils semblaient révolutionnaires.
Tout allait donc très
bien jusqu’au jour où Madame Biscornue a réussi tous ces examens
(écrits) et a dû chercher un travail.
Les usines de
pneumatiques étaient très intéressées et impressionnées par les
diplômes de Madame Biscornue et l’une d’entre elles a décidé
de l’engager sur-le-champ. Mais Madame Biscornue ne peut pas
travailler, pour de vrai, dans une usine de pneumatiques. Au bout de
quelques jours, le Directeur ne savait plus quoi faire de Madame
Biscornue qui avait, sans le vouloir, détruit des milliers de
modèles, percer des tas de pneumatiques, ruiner le Directeur, et en
plus, heurter, cogner, pincer ses collègues qui n’en pouvaient
plus. Madame Biscornue a été mutée dans un bureau (carré) où
elle passe ses journées à monter des boîtes d’archives carrées
et vides.
La vie de Madame
Biscornue n’est pas très joyeuse. La petite bonne femme, pointue à
l’extérieur, n’est à l’intérieur, qu’un pauvre mouchoir
tout mouillé, tout chiffonné, tout plissé.
Un beau jour, Madame
Biscornue décide de ne plus sortir de chez elle, de rester dans sa
maison (carrée), sur son canapé (carré) inconfortable, à regarder
sa télé (carrée) où des gens souples et mous s’embrassent et
s’aiment tendrement dans des séries américaines pas vraiment
carrées.
Au bout de cinq épisodes
de la série « L’Usine des cœurs brisés », Madame
Biscornue décide de changer de chaîne.
Il est vingt et une
heure, c’est l’heure des actualités, l’heure où la vie de
Madame Biscornue s’est arrondie. Aujourd’hui, on célèbre le
quarantième anniversaire du premier pas sur la lune. Non, non,
Madame Biscornue n’a pas décidé de partir sur la lune, ce
croissant lumineux que vous voyez parfois le soir en allant vous
coucher. Pas le moins du monde ! Madame Biscornue se fiche de la
lune comme de l’an quarante. Par contre, le costume du cosmonaute,
elle ne s’en fiche pas du tout.
Le lendemain, Madame
Biscornue est allée à « Cosmo shop », le magasin des
vêtements et accessoires du cosmonaute professionnel.
Une heure plus tard,
Madame Biscornue est ressortie de la boutique, parée de la tête aux
pieds du costume de cosmonaute qu’elle avait vu dans l’écran
(carré) de sa télé, sauf que le sien était tout rose. A travers
le verre de son casque rond, le sourire de Madame Biscornue, tordu et
pointu, semblait s’assouplir. Il ne laissait en tout cas aucun
doute : Madame Biscornue était heureuse.
Tellement heureuse que
notre Madame Biscornue s’est inscrite à l’école supérieure de
cosmonaute, elle a rencontré un cosmonaute apprenti et l’a épousé.
Madame Biscornue est
aujourd’hui mariée à Monsieur Toutrond mais elle a souhaité
garder son nom de famille…
…. car on n’a jamais
vu des poules faire des œufs carrés.
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