Dilema Veche

 


L'interview que j'ai donnée à Ana Maria Sandu est dans le dernier Dilema Veche.

Une conversation passionnante sur la littérature, l'écriture et la traduction. Pour les non-roumanophones (il en reste encore quelques-uns ;)), la voici traduite en français.

***

J'ai connu Fanny Chartres à Bucarest. Elle venait d’arriver en Roumanie et travaillait au Bureau du livre de l'Institut français. Je me souviens parfaitement d'elle : habillée d'une robe noire, souriante, avec de grands yeux bleus et curieux. Elle avait l'irréalité d'un personnage de conte de fées. Quelques années se sont écoulées depuis, mais la passion avec laquelle nous avons parlé pour la première fois de littérature n'a pas changé. Au contraire, elle a pris de nouvelles formes.


Dans ta présentation sur le site de ton éditeur, l’Ecole des loisirs dit « Après des études de bibliothécaire, elle a travaillé en tant que volontaire internationale en Roumanie. Elle a été successivement responsable du Bureau du livre à l’Institut français, assistante de presse à l’ambassade de France et documentaliste au lycée français. Partie pour dix-huit mois, elle a finalement passé dix ans à Bucarest. ». Qu’ont représenté pour toi ces dix années de Roumanie ?

La chance de ma vie. En découvrant la Roumanie, son histoire passée et présente, j’ai appris des choses sur moi-même et trouvé ma voie. Mon amour pour ce pays est tout d’abord né des personnes que j’ai rencontrées à mon arrivée. Je n’oublierai jamais mes premières semaines à Bucarest, où j’ai su dès le départ que je voulais rester plus de 18 mois, car des gens autour de moi m’ont très rapidement fait me sentir « chez moi ». Il me semblait alors impossible de les quitter : j’avais trouvé une seconde famille. Puis mon apprentissage de la langue, mes premiers pas dans la traduction, et donc dans l’écriture, m’ont apporté, en plus du plaisir, la sensation de faire quelque chose de bien, de grand, de beau. Ma première traduction « officielle » était le sous-titrage d’un film de Razvan Radulescu, Felicia, înainte de toate, qui comme par hasard, aborde magnifiquement et très justement le thème de la famille, un sujet que je n’ai de cesse d’explorer en écriture aujourd’hui. Puis il y eut la découverte de la merveilleuse poésie roumaine et d’incroyables romanciers roumains, Teo Bobe, Razvan Petrescu, Ana Maria Sandu… et j’en oublie. Tout cela a été réellement une chance pour moi, la matière constitutive de l’adulte que je suis devenue.

Tu as appris le roumain et tu as traduit de la littérature roumaine. Quelle relation entretiens-tu aujourd’hui, depuis que tu es rentrée à Paris, avec la littérature roumaine ?

Une relation complexe, car j’aurais aimé pouvoir concilier traduction, écriture et mon travail, mais voilà, les journées ne font que 24 heures et la traduction est quelque chose que l’on doit faire entièrement, ce n’est pas un hobby, c’est un métier qu’il n’est pas possible de pratiquer à moitié. D’autant plus que nous parlons de littérature roumaine, un domaine que les éditeurs français publient encore très timidement (même si depuis quelque temps, je me réjouis de voir les publications des traductions de Florica Courriol ou encore de Laure Hinckel de plus en plus nombreuses). Traduire des romans d’auteurs roumains nécessite de faire un travail qui dépasse celui de la langue. Il faut convaincre les éditeurs de l’intérêt de publier des textes dont ils n’ont absolument pas entendu parler et qui plus est venant d’un pays occupant une place mineure, voire inexistante, dans leur catalogue. C’est un exercice délicat, chronophage et dans lequel je ne me suis jamais sentie très à l’aise. J’ai eu la chance de réussir à publier 5-6 livres en tant que traductrice, mais sur combien de propositions? Une vingtaine au moins ! Cela dit, je nourris toujours le rêve de m’y remettre dès que je parviendrai à dégager du temps pour cela. Récemment, j’ai traduit un court essai de Radu Jude qui paraîtra aux éditions POL, et j’ai éprouvé un immense bonheur à me replonger dans la langue roumaine (et dans l’analyse percutante et formidable que fait Radu sur l’oeuvre cinématographique, et méconnue, d’Andy Warhol).


Tu as déjà publié 5 livres pour adolescents. Que signifie être écrivain de littérature jeunesse en France ?

En France, la littérature pour la jeunesse occupe une très grande place dans le paysage éditorial et dispose de moyens considérables. Les chiffres le montrent, la production n’a jamais été aussi grande. Les éditeurs de livres pour enfants sont très nombreux, ce qui permet à la plupart des textes de trouver leur maison, même ceux dits „difficiles”. C’est précieux quand en tant qu’auteur on se spécialise dans ce domaine littéraire. Les sujets traités sont très variés tout comme les genres. Par exemple, l’éditeur Thierry Magnier a lancé récemment une collection, « L’ardeur », qui parle sans détour de sexualité aux adolescents, des textes essentiels que j’aurais aimé lire moi aussi à 15 ans.

Si tu faisais une comparaison entre le marché du livre roumain et le marché français que dirais-tu ?

Que les moyens mis à la disposition des auteurs et des éditeurs ne sont pas les mêmes. Cela fait toute la différence. Même s’il y a encore du chemin à faire, les métiers de la chaîne du livre française sont nettement mieux rémunérés que ceux de la chaîne du livre roumaine. Les tirages sont aussi plus élevés. De plus, nous disposons en France d’instances et d’associations défendant efficacement et durablement nos droits d’auteur. Je pense notamment au Centre national du livre ou encore à la Charte des auteurs et illustrateurs pour la jeunesse. L’auteur a un véritable statut chez nous. On s’en est encore mieux rendu compte pendant la pandémie, où le ministère de la Culture a attribué des aides financières aux auteurs ne vivant que de leur plume, au même titre que les entrepreneurs, par exemple.

Les chiffres le disent clairement : les Français sont de grands lecteurs, et implicitement, d’acheteurs de livres. Comment cela se sent-il dans la vie d’un auteur qui n’est pas Houellebecq ou qui n’a pas remporté le Goncourt ?

Je le ressens aussi à ma petite échelle. Je ne fais pas des best sellers, mais j’ai toujours eu la chance de voir mes romans bien représentés et soutenus en librairie et en bibliothèque. Le succès d’un livre pouvant aussi passer par l’accueil critique, les invitations dans les salons du livre, dans les écoles... En France, cet aspect-là dans la vie d’un livre est considérable, et surtout en littérature jeunesse où les rencontres d’auteurs sont beaucoup plus fréquentes qu’en littérature adulte.

À quel point les jeunes français lisent-ils ? Peux-tu nous parler de ton expérience liée aux rencontres avec les élèves ?

Certains lisent beaucoup, d’autres pas du tout. Il m’arrive de me déplacer dans des classes, où les lecteurs se comptent sur les doigts d’une main, mais ce n’est pas grave. Ces rencontres ouvrent des possibles. Les enfants, les ados, voient parfois pour la première fois de leur vie un auteur « vivant». Je leur parle de mon parcours, de mes lectures, d’écriture, de pourquoi j’écris. Ils réalisent qu’écrire, que créer est accessible à chacun d’entre nous. Qu’il suffit d’un crayon et d’une feuille de papier. Me concernant c’est un pan de la vie d’auteur que je ne pouvais soupçonner et que je ne pensais pas aimer autant. Je suis de nature assez réservée, mais une fois en classe avec mes lecteurs ou non lecteurs, quelque chose d’un peu surnaturel se passe. Je n’ai jamais eu l’impression de faire des rencontres ratées, même quand les enfants ne parlent pas beaucoup. Je me rappelle, par exemple, d’une fois où pendant une heure, une heure et demie, des élèves de 4e ne m’avaient posé presque aucune question. J’étais rentrée chez moi avec un sentiment mitigé. Puis j’avais ouvert ma boîte mail et découvert un message que je n’oublierai jamais. Il comportait une seule phrase : « Je n’ai pas parlé mais j’ai adoré la rencontre avec vous et j’ai demandé à mes parents d’acheter tous vos livres ! »

Dans quelle mesure les élèves sont-ils formés à la lecture dans le système scolaire ? À quel point sont-ils connectés à la littérature d’aujourd’hui ?

Il y a un grand nombre d’enseignants de primaire, de collège et de lycée qui intègrent la littérature jeunesse dans leur programme, la considérant aussi importante que l’histoire-géo ou les maths. Certains organisent des projets de dingues autour de nos livres. Cette année par exemple, je suis intervenue deux fois dans une école à Courbevoie, près de Paris, où les professeurs et une documentaliste extrêmement investis et passionnés avaient fait lire et travailler les enfants sur tous mes livres. Les semaines précédant ma venue, une enseignante de CM2 avait même lu à voix haute, Le ciel est tout le monde, mon dernier roman (qui s’adresse pourtant à des plus grands en raison de sa thématique sensible), et les échanges que j’ai eus avec les enfants étaient d’une maturité, d’une spontanéité et d’une justesse incroyables. L’école peut donc permettre aux élèves d’accéder à la littérature jeunesse. Pour les enfants dont les parents ne peuvent pas leur acheter de livres, ou ne les emmènent pas en bibliothèque, cela peut être une passerelle vers un autre univers.

Comment choisis-tu tes histoires ? Est-ce que tu réfléchis à ce qui plairait aux jeunes ?

Je devrais sans doute répondre que oui, que je choisis les sujets de mes romans de manière à répondre à leurs attentes. Mais au risque de surprendre, c’est une question que je refuse de me poser dans le processus de l’écriture. J’écris, c’est tout, sans me préoccuper de mon lectorat. Je déroule mon histoire, et une fois achevée, je prends du recul et me demande : à qui s’adresse ce livre? En quoi peut-il plaire ? Il se trouve que spontanément, mes histoires se passent dans des enfances ou des adolescences, que mes héros ont entre 8 et 16 ans, que les sujets abordés répondent souvent à leurs préoccupations, ou si ce n’est pas le cas, suscitent leur curiosité. Je pense que ce qui compte ce n’est pas le sujet choisi, mais la sincérité avec laquelle l’auteur le traite. Et lorsque le lecteur ressent cette sincérité, c’est gagné. Elizabeth Strout, une romancière américaine que j’affectionne particulièrement dit une chose très jolie sur l’écriture : « Chacune des phrases d’un roman doit battre comme un cœur. Chacune d’entre elles.»

Qu’est-ce qui est dur et qu’est-ce qui est difficile quand on écrit pour les adolescents?

Je dirais que ce qui est difficile, c’est de trouver la « bonne voix », celle qui fera penser aux adolescents que l’auteur leur parle à juste hauteur. De garder son regard d’enfant. Et je crois que ce n’est pas seulement valable pour la littérature jeunesse. L’état d’enfance est indispensable à tout acte de création. Ce qui est facile? Et bien, chez moi, c’est peut-être justement ce regard d’enfant que j’ai l’impression d’avoir gardé, comme si mon enfance ne s’était jamais terminée.


Interview réalisée par Ana Maria Sandu









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